C’est un espace vide, une place, une placette, une petite ou une grande place, une esplanade. Finalement, on n’en sait rien. Peu importe. Il n’y a personne ou presque. D’un côté l’escalier de la Villa Communale, de l’autre quelques logements sociaux. On est dans un endroit vide, sans nom, la Piazzale senza nome comme l’indique le titre du recueil que publie Luigia Sorrentino. Et ce qui s’y passe n’a pas, non plus, de nom
La place, donc. Elle est dans une petite ville de la Campanie, pas très loin de Naples. C’est là mais ça pourrait être partout ailleurs dans le monde. Sur cette place, de jeunes drogués vivent, survivent et meurent. Luigia nous prévient tout de suite. Il va être question de la mort. Celles des jeunes et celles des anciens. Mais ce n’est pas la même mort. Une citation de Plutarque, placée en exergue nous rappelle que « la mort des anciens est comme l’approche d’un port, mais la mort des jeunes est une perte, un naufrage » (Plutarque-Fragment 205). Et de la mort, à tout âge il va en être question tout au long des quatre-vingt-deux poèmes écrit sur une période de deux ans.
Dures, denses, épaisses, sans concession, la grande majorité de ces pages est dédiée aux jeunes drogués. Quelques pages à la fin et en cours de route sont dédiées à son père mort à un âge avancé. Mais la douleur, la perte, le vide sont là. Garçon ou fille, leur vie est ruinée par la poudre blanche, la neige qui glace leur sang, qui les détruit inexorablement. Luigia Sorrentino ne juge pas, elle raconte avec ses mots, ses vers, ses phrases, ce qu’elle a vu sur cette place dans un village qu’elle connait bien.
Victimes expiatoires d’on ne sait quelle faute, celles et ceux dont la jeunesse heureuse est seulement effleurée « beata, sfiorezza giovinezza » (P. 16) n’ont plus rien ; ils seront exclus de tout, même si leur vie a couru dans le sein maternel « nella calma materna/ corre tutta la vita » (P.21). Ils ne se souviennent pas du giron maternel, n’en profiteront plus. Ils souffriront pour rien, la poudre blanche est leur seul horizon. Ils n’obtiendront jamais de réponse. Ils sont passés dans un autre monde et il n’est plus possible de les y rejoindre même si on sent bien dans tous ces poèmes que Luigia Sorrentino cherche à comprendre ce qui leur est arrivé, à les approcher. Et qu’elle a été bouleversée par ce qu’elle a vu sur cette place vide. Avec ses mots, elle nous fait voir le désastre. Il est déjà trop tard pour les sortir de cette place. La mort est au bout du chemin, elle est toute proche, elle est déjà là et sera toujours là. «Tutto è bianco e nero” (P.25). Tout est blanc et noir. Il n’y a plus de place pour les couleurs. La neige, c’est de l’héroïne, de la drogue et elle est blanche. La mort, elle, est noire. Il n’y a rien d’autre.
Fait de poèmes et de textes en prose, ce recueil éprouvant est une plongée dans un monde qui n’a plus aucun sens. Même l’amour, qui pourtant existe, n’y trouvera pas une vraie place. Ce qui frappe à la lecture de tous ces poèmes, est le fait que Luigia Sorrentino réussit à donner un caractère sacré à ces jeunes gens, à ces jeunes drogués, garçons et filles. Inatteignables, victimes d’un sacrifice dont ni eux ni nous ne connaissons le sens, ils sont infiniment respectables. Hommes et femmes, encore enfants, totalement irresponsables, ils existent. Et ils interrogent quelque chose que nous avons de plus profond et de plus mystérieux en nous. Et c’est bien ce que Luigia Sorrentino réussit à nous montrer, à nous faire comprendre. Presque un miracle.
Il reste, pour le public français, à attendre la traduction de ce magnifique recueil. Espérons qu’un éditeur français sollicite une traductrice ou un traducteur.
Philippe Poivret
Piazzale senza nome
Luigia Sorrentino
Pagine 102
Prezzo 13 euro
ISBN 978-88-94944-38-9